L’acte n’est pas anodin et la morale pourrait trouver à y redire. Mais, là encore et comme pour beaucoup de choses, cela dépend d’où l’on se place. Et qui regarde. Si le sujet de l’immobilier passionne les foules, la pratique du viager demeure tabou. Dans sa démarche, l’acheteur ne serait pas sans arrière-pensée. Dans son sillon, d’aucuns y verraient même la présence de la grande faucheuse.
Compte tenu de ces considérations morales, acheter un bien immobilier en viager ferait-il de soi un monstre? Françoise Kamgaing s’en amuse: «Ça, c’est l’image que les gens en ont, mais ce n’est pas ça du tout!» En 2018, cette experte comptable de formation lance Lah-Hom Immobilier. Cette agence, basée à Tétange, revendique sa différence et se consacre à ce marché de «niche» dont elle est convaincue du potentiel.
Seulement 0,2% des transactions
«La formule du viager pourrait être une solution pertinente pour le Grand-Duché.» Cette perspective figure dans l’introduction d’un rapport publié en juin 2019 par la Fondation Idea et intitulé «Vivre âgé, viv(r)e le viager!». Quatre ans, ça peut paraître loin, mais au vu de l’évolution du secteur au Grand-Duché, c’est comme si c’était hier. Si selon la Banque Centrale Européenne, le nombre d’actes de ventes annuel au Luxembourg est passé de 2.180 (1970) à 10.700 (2017), le viager ne représente qu’une très faible part (0,2%).
Quelle place occupera-t-il à l’avenir? Dans ce travail de prospective, la Fondation Idea établit deux simulations: l’une basée sur la croissance au Grand-Duché, l’autre sur celle constatée en France et en Belgique où la tendance est plus élevée (0,7%). En 2040, le nombre de viagers se situerait entre 51 (version basse) et 176 (version haute). Pour un pays qui, cette année-là, devrait compter un peu plus de 900.000 habitants, cela reste proportionnellement assez faible. Pourtant, Françoise Kamgaing n’en démord pas: «Le viager, c’est l’avenir!»
Une dame est venue me voir, elle voulait vendre en viager. Je lui ai dit que ce n’était pas possible, elle avait 50 ans…
Françoise Kamgaing (Agente immobilière)
Cette intuition (ou conviction) est partagée par ledit rapport, arguments tant démographiques qu’économiques à l’appui. Si les projections sont exactes, à l’aube des années 40, les plus de 65 ans constitueront 25,2% de la population. Et même 32,5% en 2060. Selon un rapport du Liser, en 2019, sur les 169.400 ménages propriétaires de leur résidence que compte le Luxembourg, 83.000 d’entre eux n’avaient plus d’emprunt. Soit quasiment la moitié. Si 93,5% d’entre eux avaient plus de 50 ans, la moyenne d’âge était de 66,2 ans.
L’âge, dans la négociation d’une transaction en viager, ça compte. Confidence de François Kamgaing: «Une dame est venue me voir, elle voulait vendre en viager. Je lui ai dit que ce n’était pas possible, elle avait 50 ans…»
Col du fémur, yoga et jus de légumes
Rappelons que le viager immobilier s’articule sur un principe, presque aussi vieux que le monde (voir encadré) et relativement simple: une personne achète un bien à un vendeur en deux temps: 1. Versement d’un «bouquet» dont le montant oscille généralement entre 0% et 50% de la valeur du bien. 2. Rente mensuelle discutée entre les deux parties.
Peut-être encore plus que pour une transaction immobilière classique, la négociation constitue une part prépondérante de l’achat en viager. Et différents critères sont à prendre en considération. Officiellement, la question de l’état de santé du vendeur n’entre pas en ligne de compte. D’ailleurs, s’il est prouvé que l’acheteur en avait connaissance avant la vente, celle-ci peut être annulée sur décision de justice.
Toutefois, l’attractivité du viager réside, pour l’acheteur, en l’avenir incertain du vendeur… Dit autrement, un homme de 80 ans qui vient de se casser le col du fémur et fume trois paquets de cigarettes par jour, a plus de chances de «séduire» un acquéreur qu’un yogiste de 60 ans qui s’hydrate quotidiennement aux jus de légumes…
L’augmentation de l’espérance de vie n’est d’ailleurs pas étrangère à l’affaire. En France, le Conseil économique, social et environnemental estime qu’il est «presque impossible à un homme de moins de 65-70 ans et à une femme de moins de 70-75 ans de rencontrer un acquéreur». Quant aux vendeurs, le CESE estime qu’il s’agit de «Français de l’étranger, voire d’étrangers (…) achetant dans une perspective de long terme.» En viager, les vendeurs sont majoritairement des personnes seules. Elles y ont recours en partie pour pallier les éventuels problèmes liés à la succession.
Un petit «bouquet» à 180.000 euros?
Dans les faits, le viager est-il vraiment intéressant? Une chose est sûre, aussi attrayant soit-il, il ne s’adresse pas à toutes les bourses. Prenons l’exemple d’un homme de 72 ans qui décide de vendre son appartement de 75m2 estimé à 600.000 euros en viager «libre» qui pourrait permettre à l’acquéreur d’y vivre, de mettre le bien en location ou même de le revendre. Pour les besoins de la négociation, doit être établi le coefficient diviseur (différence entre l’espérance de vie d’un homme – 80,3 ans selon le STATEC – et l’âge du propriétaire). Dans ce cas de figure, celui-ici est de 8,3.
Ceux qui le peuvent vendent leur appartement ou leur maison en viager à leurs enfants…
Françoise Kamgaing (Agente immobilière)
Dès lors, si le propriétaire souhaite un «bouquet» de 180.000 euros à la signature, soit 30% de la valeur du bien, le calcul de la rente se ferait en appliquant au montant restant le coefficient diviseur (420.000/8,3). Soit une rente annuelle de 50.602,40 euros. Soit une mensualité de… 4.216,86 euros.
Si, dans la même situation, le vendeur s’oriente vers un viager «occupé», où il continue de jouir du bien, l’acheteur peut faire valoir un manque à gagner. Dans ce cas, en fonction du loyer correspondant à un bien similaire sur le marché, une décote est effectuée. Dans le cas d’un loyer à 1.924 euros, et en tenant compte du coefficient diviseur et des douze années de remboursement (8,3*12*1924), la décote serait de… 191.639,40 euros. Retiré de l’estimation initiale du bien, sa valeur serait alors de… 408.360.60 euros.
La bonne distance entre acheteur et vendeur? Une génération…
Si la vente en viager peut avoir un bel avenir, celle-ci s’adresse-t-elle aux primo accédants ou à ceux qui disposent déjà d’une certaine capacité financière? Une chose semble sûre, elle ne viendra pas mettre fin à la spéculation immobilière du Grand-Duché. Mais elle peut constituer une astuce pour certaines familles de loger l’un ou l’autre enfant à moindre frais. Confirmation de Françoise Kamgaing: «Ceux qui le peuvent vendent leur appartement ou leur maison en viager à leurs enfants…»
Le viager peut donc être intéressant à condition, selon la Fondation Idea, de respecter le premier commandement: à un vendeur de moins 20 ans de plus que toi, tu n’achèteras pas. Ça, c’est pour le particulier. Mais selon le rapport, le viager pourrait constituer une opportunité pour le… Luxembourg. «Via un fonds d’investissement public entièrement spécialisé dans ce type de transaction, peut-on lire dans le rapport, l’État pourrait acquérir des biens immobiliers en viager. Avec une acquisition multiple de biens, le risque de longévité se réduirait drastiquement grâce au principe de mutualisation.»
Une rentabilité de «6-6,5%»
Dans pareil cas, cela permettrait à l’État de se constituer «une réserve immobilière et foncière publique». Il pourrait alors, en fonction de sa politique et/ou de ses besoins, décider de l’étendre au parc social locatif ou de les revendre. Il pourrait éventuellement envisager des partenariats public-privé. C’est ce qui s’est fait en France avec la création en 2014 de Certivia dont le slogan est «Les institutionnels au service du mieux-vivre des retraités français».
Cette société résulte de l’association de la Caisse des Dépôts et Consignations, du Conseil Supérieur du Notariat et d’autres investisseurs. «Avec des vendeurs de 70 ans d’âge et une rentabilité espérée de 6 à 6,5%», l’affaire peut être fructueuse pour les actionnaires qui, en cas de revente, se partagent évidemment les bénéfices.
Toujours selon ledit rapport, «en plus de démocratiser l’accès à la propriété, le viager permettrait d’atténuer les charges liées à la vieillesse pour les propriétaires, de réduire la progression des encours de crédit de long terme du côté des ménages, d’optimiser l’occupation des logements et de parachever une éventuelle réforme des retraites». Selon le quotidien économique La Tribune, la crise sanitaire aurait boosté la vente en viager. Et celle-ci aurait atteint, en 2021, les 1% des ventes.
Alors, la mort des uns ferait-elle le bonheur des autres? Dans le rapport de la Fondation Idea figure cette formule de Pierre-René Lemas, ancien directeur général (2014-2017) de la Caisse des dépôts et Consignations: «Le viager est un outil d’adaptation au vieillissement de la société.» C’est joliment dit…
Article de Charles MICHEL paru sur: https://www.wort.lu/fr/luxembourg/non-la-vente-en-viager-n-est-pas-un-pari-sur-la-mort-63ff5de4de135b92366c5938